On croit souvent que l’Histoire se joue seulement dans les discours, les armes ou les traités - dans les chronologies que l’on a apprises entre deux chapitres d’un manuel scolaire. Mais à y regarder de plus près, certains détails discrets ont aussi pesé lourd. Entre cols évasés et revers bien taillés, l’élégance vestimentaire a servi, durant la guerre froide, d’arme non déclarée mais hautement proliférante et stratégique. “La mode — ce que nous portons — lors des événements [diplomatiques] est une déclaration importante à l'autre pays ainsi qu'une représentation de notre propre pays. La mode parle. La mode a son propre langage”, précise Jan du Plain, spécialiste des relations publiques.
De Kennedy à Gorby, le soft-power se joue aussi dans les détails. Et si le col italien avait gagné bien plus qu’une guerre d’esthétique ?
Pour incarner l’esthétique populaire dont se réclame l’URSS, Khrouchtchev opte pour un costume à la coupe simple, de couleur brune ou grise le plus souvent. Il ne néglige pas de porter le chapeau, comme c’est le cas ici en 1959, lors de l’exposition nationale américaine à Moscou, en 1959, face au président Nixon. Sa silhouette débonnaire s’accorde avec le discours soviétique d’une démocratie égalitaire et bienveillante.
La rencontre entre Kennedy et Khrouchtchev à Vienne en 1961, est l’occasion de la mise en place d’une véritable diplomatie des silhouettes, dans laquelle le président Américain joue de manière offensive.
Kennedy incarne une élégance toute américaine, alliant les règles du tailoring britannique et la rigueur des lignes, avec un sportswear américain plus confortable. Son élégance correspond à la tradition des figures américaines les plus marquantes, influencée par l’esthétique protestante et Wasp (White Anglo-Saxon Protestant), bien qu’il soit issu d’une famille irlandaise et catholique.
Il choisit des costumes sobres, de couleur sombre, tout en délaissant les coupes trop rigoureuses en faveur d’une silhouette souple et sportive, jusqu’au détail du col américain trop court. Il adopte des chemises blanches ou bleu pâle, selon les goûts de l’époque, souvent fabriquées chez Chipp, tailleur new-yorkais réputé, ou Brooks Brothers, institution du style Ivy League.
Elégance, minimalisme et modernité sont les maîtres-mots de sa persona sartoriale, alliant natural shoulder (épaule souple, sans padding), une signature du tailoring américain classique (à l’opposé des épaules rembourrées du style continental), et ligne verticale, très peu cintrée.
C’est dans les années 1950 et 1960 que le tailoring italien fait une entrée remarquée sur la scène internationale, en imposant son style.
Le col italien, ou cutaway, se caractérise par une ouverture large des pointes, souvent à plus de 160°, permettant d’exposer une plus grande surface de cravate. Ce style, présent en Angleterre dès le XIXe siècle (notamment chez les dandys), est repris et adapté avec souplesse par les tailleurs italiens dans les années d’après-guerre, et renvoie à un art de vivre à l’européenne : insouciance, insolence et liberté composent la devise de cette élégance en quête de nouveautés. Contrairement au col droit ou américain (button-down), le col italien propose une alternative particulièrement raffinée, qui séduit notamment la jeunesse occidentale.
Après la chute du fascisme, l’Italie cherche à construire une symbolique géopolitique et stylistique nouvelle, dans laquelle la mode masculine joue un rôle central.
C’est en 1952 que la maison Brioni organise le premier défilé de mode masculine de l’Histoire, dans la Sala Bianca du célèbre Palais Pitti, à Florence. Coupe très ajustée, épaules naturelles et pantalons fuselés se succèdent, composant un tailoring tout méditerrannéen, loin de la rigueur anglo-saxonne. Un souffle de liberté qui conquiert les élites américaines dans les années 1960 puis 1970, avec, à leur tête, des acteurs comme Cary Grant ou Clark Gable.
L’autre maison majeure en Italie, Caraceni, joue du côté classique ; après avoir habillé l’élite fasciste, elle incarne, en Europe, une forme de “tailoring diplomatique” sobre et classique, dont la neutralité est particulièrement appréciée.
Certains Italiens jouent le tout pour le tout, et incarnent une mode à rebours de l’austérité Wasp, comme de la mode populaire prônée par les soviétiques. Le meilleur exemple de ce mouvement n’est autre que Gianni Agnelli, PDG de Fiat et surnommé “L’homme le mieux habillé du XXe siècle”.
Son style reprend les codes classiques des costumes d’affaires, gris ou bleu marine, et les souliers noirs, tout en ajoutant sa touche personnelle : il porte sa montre au-dessus de son poignet de chemise, défait parfois le bouton de col, même avec cravate, et mélange les genres, entre veste croisée, flanelle anglaise et cravates en tricot. On assiste à la résurgence du style dandy, incarné par une Europe industrielle à la conquête de sa propre liberté.
Face au développement de plusieurs archétypes du style occidental, le camp soviétique prône une uniformité égalitaire, rejetant la distinction bourgeoise et l’individualisme esthétique. Le costume devient, lui aussi, l’instrument d’une égalisation sociale.
La rigueur économique et l’idéologie communiste métamorphosent durablement le paysage stylistique : uniformes, coupes standardisées, tissu bon marché et couleurs neutres sont de mises. Par leurs costumes, les “camarades” souhaitent se distinguer du costume occidental et de certaines extravagances, perçues comme des symboles de corruption et de décadence capitaliste.
Les épaulettes et grades sont visibles, non seulement sur les uniformes, mais aussi sur les costumes des hauts responsables du Parti.
Dans les années 1950 et 1960, le costume soviétique présente une coupe boxy, sans pinces, sans cintrage : le corps est dissimulé par le vêtement, l’individu s’efface. Cols fermés, boutons rigides et silhouettes carrées sont de mise, et redoublent l’uniformisation textile et chromatique (comme le souligne OSS 117 : “Une dictature c’est quand les gens sont communistes, ils ont froid, avec des chapeaux gris, et des chaussures à fermeture éclair”).
Aux antipodes de ces sociétés d’Est et d’Ouest qui revendiquent, chacune à leur manière, une forme du costume classique, certaines figures marquantes du XXe siècle affirment la nature guerrière de leur pouvoir, et font de leur uniforme leur tenue officielle.
Che Guevara parvient à imposer son image sur la scène internationale, en choisissant de conserver son uniforme de guérillero : veste verte olive, poches plaquées, pantalon de combat, bottes militaires, parfois béret ou casquette. Il refuse le costume et la cravate, au profit d’une idéologie politique ancrée dans l’action et la guérilla, loin de la diplomatie du téléphone rouge entre Washington et Moscou.
D’autres figures tentent de se distinguer, avec plus ou moins de réussite : c’est le cas de Nicolae Ceaușescu. Le dictateur roumain arbore des costumes aux teintes taupe, kaki ou marron clair, ne conservant de l’uniforme que sa colorimétrie. Ses costumes, souvent mal coupés, sont étouffés par des cravates larges, souvent à motifs. Une image du pouvoir qui, à l’inverse de Che Guevara, ne rencontrera que très peu de succès auprès de l’imaginaire occidental.
C’est en 1990 qu’est théorisé le soft-power, un concept à l’oeuvre depuis plusieurs siècles. Joseph Nye définit ce dernier comme la capacité d’un pays à influencer sans contraindre, et sans faire usage de la force : par la culture, le mode de vie, les valeurs, les loisirs, et, de manière plus souterraine, par le style.
Plusieurs instants historiques permettent notamment de cerner l’essence de ces duels diplomatiques et stylistiques. C’est le cas lors de la visite du président américain Richard Nixon à Pékin, en 1972 ; sa poignée de main avec le leader chinois Mao Zedong rejoue l’opposition entre Est et Ouest.
Nixon porte un costume des plus américains, à la coupe droite et au col étroit ; respect et sobriété sont les maîtres-mots de sa silhouette. En face de lui, Mao est vêtu d’une veste à laquelle il a donné son nom : intégralement boutonnée, uniforme, et sportive dans ses détails, comme celui de ces quatre poches. L’idéologie communiste est bien présente dans cette tenue polyvalente, entre costume de travail, veste d’uniforme et tenue du dirigeant de l’un des plus grands pays du monde. On peut cependant souligner que la tenue de Nixon ne joue pas tout à fait l’antithèse : il évite toute élégance superfétatoire, et se présente sans pochette, sans montre, et sans détails inutiles. Le rapprochement est esquissé, sans que le leader américain n’abandonne pour autant sa stature.
Autre visite mémorable, celle de Mikhaïl Gorbatchev, alors membre du Politburo, à Londres en 1984. Contrairement à ses camarades soviétiques, Gorbatchev tient à assumer une posture moderne et résolument tournée vers l’avenir. Il fait forte impression, dans un costume à la mode occidentale, parfaitement taillé ; il renonce également à l’uniformisme communiste en faisant le choix de porter une cravate.
Il semble plus dynamique et ouvert que ses prédecesseurs, auprès desquels le contraste est frappant.
Margaret Thatcher reviendra sur la rencontre en disant apprécier Mikhaïl Gorbatchev : “Voilà un homme avec qui on peut faire affaire”, précise-t-elle. Une remarque qui n’est pas sans rapport avec la posture adoptée par le diplomate soviétique.
C’est au cours de la guerre froide qu’apparaît, dans la littérature ou au cinéma, une image très particulière de la figure de l’espion ; ce dernier se distingue du militaire par une garde-robe non seulement adaptée à la vie civile, mais qui fait également rêver le spectateur par son raffinement. Le meilleur exemple n’est autre que celui du célèbre espion James Bond, qui s’habille sur-mesure et porte la Teba Jacket aussi bien que le smoking (“There are dinner jackets and dinner jackets”, rappelle Vesper Lynd. A bon entendeur…).
Une image de l’espion qui n’est pas tout à fait aux antipodes de la réalité. Les agents de la CIA sont réputés, au cours de la Guerre froide, pour leur élégance. Souvent habillés par Brooks Brothers, J. Press ou sur Savile Row, pour ceux qui séjournent en Europe, ils font le plus souvent le choix du sur-mesure - un choix tant stylistique que stratégique : un costume mal ajusté trahit immédiatement un statut social précis, ou une origine étrangère - en l’occurrence, américaine. “Un bon déguisement, c’est comme une armure. C’est une protection personnelle. Cela peut vous empêcher d’être tué. Cela peut vous empêcher de ressembler à un Américain”, souligne Jonna Mendez, ancienne chef du département des déguisements de la CIA.
Le président de Gaulle opte toujours pour un costume de structure militaire : coupes droites, vestes croisées, tissus gris ou bleu marine, cravate discrète. Il incarne une autorité stricte et épurée, qui fait souvent signe vers son passé de chef de guerre - une manière de rappeler une légitimité durement gagnée. Pas de fioritures : son col est haut et rigide, et assure une verticalité toute républicaine.
Sa haute taille et ses costumes aux lignes nettes composent une silhouette éminemment reconnaissable, un canon visuel dont il ne déviera jamais.
Les années 1970 ont durablement marqué les vestiaires masculin et féminin ; les pantalons “pattes d’eph’” (“bell-bottom trousers”) ont fait leur apparition et remplacé la coupe américaine, trop tombante au goût de la jeune génération.
La mode prend symboliquement ses distances avec le costume classique, et, plus encore, avec l’uniforme. L’aspiration à la paix et à une révolution des mœurs s’accompagne d’une plus grande liberté dans les formes et les couleurs, parfois jusqu’à l’outrance.
Les remous au sein du bloc soviétique entraînent une véritable occidentalisation des codes vestimentaires. S’habiller de la sorte permet, à l’Est, une contestation plus ou moins passive de la dictature soviétique, tandis que, à l’Ouest, ce style plus relâché soutient les revendications pacifistes de toute une frange de la population.
Le vêtement n’est jamais neutre, et tout au long de la Guerre froide, il joue un rôle essentiel.
Il agit comme amplificateur ou modérateur du discours politique, selon les cas. Nixon, Gorbatchev, les agents de la CIA, De Gaulle : tous savent que le costume n’est pas qu’une couverture — c’est une déclaration. Il peut rassurer, dominer, séduire ou se faire oublier. Mais il parle toujours.
Et si l’histoire se lit dans les manuels, elle se joue également dans les revues de mode.
Couverture : le président John F. Kennedy assiste au troisième programme musical pour la jeunesse de la première dame Jacqueline Kennedy - Wikimedia Commons