Souvenirs embrumés d'une soirée black tie

Léon LUCHART
12/10/2023
Souvenirs embrumés d'une soirée black tie

Il se trouve dans Paris un immeuble qui ne ressemble à aucun autre. Pour espérer en découvrir l’aspect, il vous faudra emprunter un chemin dont l’entrée est facile à manquer. La curiosité des flâneurs est souvent récompensée ; et ici, c’est par la découverte d’une délicate façade crème. Sur la devanture de la boutique, quelques lettres d’or tâchent de renseigner le visiteur, puis de le troubler. Car voyez-vous, ce lieu n’a pas son semblable dans la capitale ; et en pousser la porte, c’est accepter d’entrer dans un autre monde.

En m’approchant de la vitrine, j’entends le tintement de coupes de champagne. A l’intérieur, la soirée semble avoir commencé depuis quelques temps déjà. Les ombres de quelques smokings se frôlent, entourées par l’éclat chatoyant de foulards suspendus aux murs. Je n’aperçois pas immédiatement les silhouettes qui se tiennent ça et là derrière les comptoirs vernis, et laisse mon regard se perdre au contraire sur les platines et les cadres. Les matières semblent prendre vie, je sens la pesanteur gracieuse du bois, la légèreté frémissante des étoffes. Le groupe s’est laissé emporter de l’entrée du salon vers les grands meubles au fond du rez-de-chaussée. Personne ne semble étonné de quitter un bivouac pour se retrouver au milieu d’une rivière bariolée de cravates. Les ombres s’allongent, se confondent avec celles des mannequins drapés dans leurs robes de chambre. Partout, des gants, des chapeaux, des carrés de soie. Les ceintures et les bretelles nichées dans les multiples alvéoles de bois et de verre me scrutent. Le sourire noir de papillons étendus au-dessus de champs de boutonnières rouges achève de me troubler, je ne sais plus où je suis et mes yeux se ferment.

Lorsque je les rouvre, je me trouve au milieu d’un grand salon marron. Les silhouettes déambulent sans prêter attention à ma présence. Tout semble normal au milieu de cette fête mystérieuse. Les éclats de rire emplissent l’espace, se réverbèrent sur la moquette qui couvre le sol et le velours des comptoirs. Les grandes tables en verre rappellent les miroirs du rez-de-chaussée, me plongent dans une ivresse amplifiée par les multiples décorations des étagères. Derrière chaque tableau, chaque livre, chaque pochette de disque, je devine en souriant le début d’une histoire curieuse et singulière. Les silhouettes continuent de passer à côté de moi. J’essaie malgré tout de donner un sens au défilé insensé que j’ai sous les yeux ; mais le spectacle silencieux et vide de la rue ne me donne aucun indice sur l’époque à laquelle nous nous trouvons. L’appartement dans lequel je me trouve pourrait tout aussi bien être un studio d’enregistrement comme on en faisait il y a 50 ans. Je m’arrête sur cette intuition, et impute la présence du jardin d’hiver que j’aperçois à la fièvre de la soirée.

Je pousse cependant la porte qui mène au dernier étage, et débouche sur une sorte de salle de bain gigantesque. Cette fois, personne à part moi – c’est à peine si je perçois encore les éclats de l’étage du dessous. J’avance, hésitant. Partout, à nouveau, du bois vernis, du velours. Au-dessus du marbre du sol, de gigantesques baignoires. J'hésite entre le salon bleu nuit à la Gainsbourg et la salle d'eau ; suis-je donc sur quelque bateau de croisière ? Je ne trouve aucun hublot, seulement une débauche étourdissante de matières nobles ; les banquettes sont molles, les couleurs douces.

Tout au fond, j'aperçois un lit gigantesque, avec quelques robes de chambre qui semblent avoir quitté la pièce où je les avais aperçues tout à l'heure. Dans la salle d'écoute, où trônent plusieurs enceintes, le rose et le blanc des tapisseries me rappellent à la promesse d’un lever de soleil. Mais les rumeurs reviennent, et je décide de m’éclipser dans ces premières lueurs du matin.

Je retrouve mes esprits devant la boutique. J’ignore tout de cette force étrange et fascinante qui m’a conduit entre ses murs. Ai-je rêvé ? Le quartier est tranquille et je ne sais pas combien de temps s’est écoulé. Qu’à cela ne tienne ; je laisse derrière moi les échos et les silhouettes fugaces de la nuit, pour regagner les boulevards. Je n'ai à l'esprit qu'une simple adresse, "14 cité Bergère", et un nom que j'emporte, volé à la façade : "Cinabre".