Quelques considérations sur l'usure

Léon LUCHART
28/1/2024
Quelques considérations sur l'usure

Il existe plusieurs types d’objets : il y a d’un côté ceux que nous employons sans précaution, que nous utiliserons sans les ménager ; d’un autre, ceux que nous mettons à l’abri de la destruction. On ne place pas une œuvre d’art ou un livre précieux dans une salle de bain, pas plus qu’on ne range ses bijoux dans la cuisine. A l’inverse, personne ne s’inquiète particulièrement d’abîmer une serviette ou une casserole.

A travers ces exemples un peu caricaturaux, certes, je souhaite faire émerger une question pourtant sérieuse : nos costumes et nos souliers sont-ils de simples objets de consommation ?

OBJET JETABLE vs OBJET DURABLE

J'ai longtemps aimé à penser que non. Il y avait quelque chose de rassurant à se répéter que ces biens dans lesquels je faisais un investissement avaient une espérance de vie sinon éternelle, du moins suffisamment conséquente pour que je n'aie pas à m'inquiéter de manière immédiate. Ainsi, lorsque j'ai rangé pour la première fois une veste sur-mesure dans mon dressing, j'ai sûrement traité inconsciemment le vêtement comme un objet de valeur qui devait rester étranger aux pratiques liées à la surconsommation. L’idée peut sembler tirée par les cheveux au premier abord ; et pourtant, je crois que les sartorialistes instituent des rituels qui vont dans ce sens.

Essayons de poser la question autrement. Accordons-nous autant de soin à notre téléphone, qu'à cette veste ou ce pantalon que nous suspendons, brossons, réajustons avant de les ranger scrupuleusement ? D'un côté, l'objet commun, banal, l'outil, certes pratique, parfois cher, mais voué à être usé et remplacé ; de l'autre, l'artefact, dont nous espérons qu’il reste hors du temps et, donc, du périssement. Car c’est bien cette dernière notion qui constitue le fondement de ma réflexion. Les efforts déployés par les sartorialistes me laissent penser qu’en vrais passionnés, nous ne pouvons nous empêcher d'essayer d’extraire le vêtement de sa condition. Ces rituels presque fétichistes que nous instituons ne sont pas si anodins : ils révèlent un désir profond de sauver des objets périssables de leur funeste destin.

Oui, les costumes sont périssables. Entendons-nous ici : évidemment, tout est périssable – absolument tout, au sens strict. Rien de ce que nous pouvons toucher de nos mains n'est a priori vraiment éternel. Mais il y a des objets conçus pour durer plus longtemps que d'autres. Je ne dis pas qu’un outil comme un marteau serait absolument périssable là où un tableau de Picasso serait forcément éternel, pour reprendre ma distinction initiale. Je crois plutôt que le marteau est conçu pour être manipulé, abîmé, cassé, réparé, jeté, tandis que le tableau est perçu comme un objet créé en pure perte, sans utilité matérielle concrète, et qu’il faut isoler de l’érosion de notre quotidien. Ainsi, même si certains costumes en tweed, certains souliers en cousu norvégien auront eu une meilleure longévité que certaines œuvres d'art perdues ou détruites, l'argument reste valable : le premier type d'objet est conçu pour être manipulé, le deuxième non. Le cas du costume ou du soulier est en fait intéressant puisqu’il se positionne justement à la frontière des deux catégories : ce sont d’une part des objets du quotidien, voués à être portés et confrontés aux aléas du monde extérieur, mais d’autre part des biens qui ont une certaine valeur et que nous tenons à ne pas abîmer.  

USER SES VÊTEMENTS

J'aurais pu rester face à cette aporie : mais le champ sartorial est décidément plein de belles surprises intellectuelles. Car jusqu'à présent, vous me concèderez que j'ai pris le changement, l'usure, uniquement comme des phénomènes négatifs. Inconsciemment, j'ai jugé que les évolutions que l'on pourrait infliger à un vêtement lui seraient toutes plus ou moins préjudiciables (taches, éraflures, mites) - car une fois sorti de l'atelier, la perfection d'un vêtement soit se maintient, soit se dégrade ; mais qu’elle s'améliore ? cela se conçoit difficilement. Ainsi, quand nous recevons un vêtement, nous savons déjà qu'il n'aura pas la même trajectoire qu'une bonne bouteille de vin : il est, au moment où nous le recevons tout neuf, dans son meilleur état, et tous nos efforts pourront au mieux l'empêcher de se gâter.

Eh bien, chers lecteurs, c'est ici que se trouvait l'angle mort de ma réflexion. Car non, tout changement infligé au vêtement n'est pas par définition nuisible ou dommageable. Les connaisseurs me voient venir avec mes gros sabots : je veux évidemment introduire trois exemples, à savoir les plis d’un costume, les plis d'aisance sur la tige de la chaussure, et enfin la patine.

Prenons le froissement du lin pour commencer : c’est une poésie difficile d’accès au départ, mais qui se révèle - avec l’habitude - tout à fait séduisante. Ces plis qui se forment immanquablement quand on porte un pantalon, une veste ou un costume en lin, contiennent beaucoup de choses en eux : ils sont la preuve que le vêtement nous accompagne, vit avec nous et sert à quelque chose (ce qui est toujours plus rassurant que de voir des personnes stocker des étoffes fragiles sans jamais les porter, vous en conviendrez) ; ils témoignent d’une certaine nonchalance qui n’a jamais desservi les personnes qui se retiennent de trop verser dans la pseudo-sprezzatura ; et enfin, ils créent des reliefs et des ombres sur le vêtement, qui tranchent avec le comportement d'étoffes plus lourdes et épaisses.

Je tiendrai des propos similaires sur le soulier : beaucoup d’entre nous regrettent de voir apparaître les premiers plis d’aisance sur la surface lisse du cuir – mais nous saisissons bien assez vite ce que nous gagnons à voir la chaussure épouser la forme de notre pied (se « faire », comme le veut l’expression consacrée), prendre la marque de notre quotidien, afficher fièrement ses cicatrices sans perdre en efficacité ou en beauté. Car une chaussure plissée mais bien entretenue reste de bon goût : que nos souliers soient faits pour être portés n’interdit pas d’être soigneux.

ÂGE ET RECYCLAGE

Ces considérations sont en fait bien plus transversales qu’il n’y paraît : l’intérêt actuel pour la patine (troisième et dernier cas d’exception que je citais), cette marque du passage du temps et de la lumière, qui peut être simulée ou authentique, touche aussi bien l’amateur de beaux souliers que le passionné de beaux cadrans en horlogerie. Il me semble que l’on convoite ainsi moins l’objet neuf, encore sous film protecteur, que celui qui a survécu aux affres du temps, traversé les générations pour nous parvenir avec ses cicatrices. On peut étendre dans une certaine mesure cette obsession de la patine au vêtement : certains tissus comme le denim sont ainsi réputés pour la lente évolution de leur teinte au fur et à mesure des ports. Attention toutefois avec cette généralisation : un vêtement râpé porte certes l’empreinte du temps mais il serait abusif de le qualifier de « patiné », sans quoi l’on en vient à cette remarque de certains sartorialistes qui, évoquant une chemise écornée et salie par les années, disent – pour rire bien sûr – qu’elle est patinée.

Nos vies sont toujours le reflet d’une mentalité bien particulière, contextuelle et circonstancielle. Nous n’échappons jamais aux grandes représentations collectives de notre temps, et inconsciemment, nos réflexions sont modelées par l’imaginaire qui domine notre société. Il est donc légitime de voir un rapport plus ou moins conscient entre l’écologie comme grand concept à l’œuvre dans notre quotidien, et le désir de mettre la main sur des objets anciens qui auraient un supplément d’âme. Je ne dis pas qu’il n’existait aucun collectionneur avant le XXIème siècle – et encore moins que la seconde main a été inventée par ma génération. En revanche, je suis intimement convaincu que la valorisation du recyclage pénètre les mentalités et contribue à diffuser l’idéal d’une consommation nouvelle. Nous n’avons pas inventé la seconde main, non ; mais je crois que notre époque en fait un phénomène de plus en plus louable et digne d’attention. En regardant un ami nous parler de l’acquisition de son dernier garde-temps vintage, nous pensons un peu mais sans doute moins à l’économie d’argent qu’il a faite (en comparaison d’un achat de produit neuf) qu’à la beauté intrinsèque de cet objet porteur d’histoire. Acheter un objet qui a des cicatrices est un acte qui perd progressivement sa couleur négative et devient enviable.

Je conclus cet article en signalant que j’ai laissé de côté une possibilité qui mérite tout de même d’être citée : celle de restaurer un objet abîmé. Ici, la frontière entre une peinture de maître et un soulier de qualité s’estompe, puisque tous deux peuvent bénéficier d’une ou plusieurs opérations visant à leur faire retrouver leur aspect initial. Mais je souhaite laisser cette idée aux professionnels concernés qui voudraient témoigner.

Usez votre garde-robe chers gentlemen !