Ce que le Beau nous enseigne

Léon LUCHART
4/5/2023
Ce que le Beau nous enseigne

Vous souvenez-vous des premiers jours de votre initiation sartoriale ? Je vois encore très bien les miens. Je suis en classe, assez peu intéressé, je le confesse, par le cours d'histoire politique et économique de la guerre froide que mon professeur est en train de donner. L'écran de chacun de mes camarades renvoie une lumière différente - tantôt celle d'un flux Instagram, tantôt celle d'une page Facebook ou Wikipédia. La lumière qui se dégage de mon ordinateur est blanche, très blanche. Ma souris descend et remonte frénétiquement alors que j'arpente les différentes rubriques d'un site que je viens de découvrir. Je me souviens de la sensation que j'éprouvais en faisant défiler les articles. Bon sang, j'ai tant de retard à rattraper.

Voilà ce que je me suis dit le jour où j'ai lu pour la première fois les colonnes de Parisian Gentleman. Moi, alors jeune étudiant arrogant d'à peine vingt ans, exaspérant son entourage avec « l’élégance », je me rends soudainement compte que je ne sais rien. Je passe d'article en article, et je constate que le puits de connaissances est encore plus profond que ce que je soupçonnais. Je dois tout désapprendre, et tout réapprendre. Je sens, d'une manière indescriptible, que le chemin va être long.

Je m'engage pourtant sur cette voie avec passion. Inévitablement, je fais des erreurs, je me trompe encore. Je lis ce qu'écrit Hugo, je lis Julien Scavini. Puis je rencontre mon tailleur. Nous échangeons. Nouvelles erreurs, de ma part toujours. Je regarde, re-regarde les Discussions Sartoriales. J'ai du mal à ne pas penser à la veste que j'ai sur les épaules au début. Je ne vois que cela : ce n'est pas moi, je ne suis pas tout à fait à l'aise encore. Puis, lentement, il y a eu ce changement. Tout cela a fini par m'imprégner pour devenir naturel et intuitif. Je commençais à dépasser le stade du vêtement. J'ai compris que je ne cherchais pas le costume pour lui-même, mais une façon de vivre, de ressentir mon quotidien. A partir de là, tout s'est enchaîné. J'ai travaillé sur le dandysme en littérature, cherché à ouvrir mon regard sur l'étiquette et la politesse. J'ai consacré plus de temps à ce qui me devenait essentiel : les musées, les concerts, l'écriture. Dans tout cela, je me suis cherché moi-même.

Ma vie a achevé sa métamorphose le jour où j'ai compris pourquoi je passais une cravate le matin : non pas seulement parce que l'objet et le geste du nœud sont beaux en eux-mêmes; mais parce que s'apprêter le matin en y prenant plaisir, c'est se disposer à accueillir un quotidien où l'on fera attention aux détails, aux moments accordés à nos proches. C'est annoncer au monde qu'aucune journée ne devrait être dévaluée par rapport aux autres. Aujourd’hui, mon entourage ne me soupçonne plus de porter des costumes par snobisme. Aujourd’hui, j'affirme ouvertement que cet amour du Beau s'inscrit pour moi dans un schéma plus vaste : celui d'une quête de la jouissance. Les gens se moquent éperdument de la longueur de vos pantalons, du prix de la montre que vous avez au poignet, ou du nombre de glaçages que vous réalisez chaque mois. Mais l’ivresse d’une soirée black tie entre amis, le plaisir d'une belle conversation, la joie synesthésique d'un film apprécié en bonne compagnie, voilà ce qui compte. C'est même là la seule chose qui compte. Aujourd'hui, j'en suis persuadé : ce sont les riens qui font la beauté, et donc la vraie volupté ; un crépuscule d'été passé cravate légèrement dénouée, sur une terrasse, un cigare allumé ou un verre à la main, à frissonner doucement dans ses mocassins. Ou n'importe quelle autre image qui vous touche. Laissons à d'autres le plaisir de l'orgueil, du snobisme, la joie d'étaler leurs moyens infinis. Notre époque a besoin de personnes qui prêchent le Beau sans arrière-pensée, d'esthètes passionnés, d'élégants et élégantes qui imposent un autre rythme de vie.

Lorsque j'ai écrit mes deux premiers articles pour Hugo, je venais de prendre conscience de tout cela. Cette vérité a eu le temps de s'affirmer davantage dans mon esprit depuis. Oui, nous partons tous d'un point différent, avec des affinités, des sensibilités et des aspirations irréductibles. Mais cette tendance que nous incarnons, et qui s'appelle sartorialisme, se nourrit de cette richesse. Je tiens, dans mes écrits, à donner la parole à ces chemins divers qui mènent tous à l'élégance, et qui sont fondamentalement complémentaires. Je reprends à ce titre le mot d'Hugo : le sartorialisme est avant tout une question d'exigence. Ce sera toujours une question d'exigence. Nous avons tous tant à apprendre, à réapprendre, à corriger, sans cesse, dans nos comportements. Mais voyez-vous, c'est cet effort qui compte plus que tout. Car à la fin, il ne restera qu'une chose : non pas la largeur de notre cravate, mais l'élégance avec laquelle nous aurons habillé notre vie.