Vers une Philosophie Sartoriale ?

Hugo JACOMET
18/6/2022
Vers une Philosophie Sartoriale ?

POUR UNE THÉORIE SARTORIALE, par Léon Luchart

Lorsqu’un mouvement gagne en importance, il se découvre aussi peu à peu une profondeur qu’il lui était peut-être impossible de soupçonner au départ. Certains jeunes gens parmi les adeptes du sartorialisme, dont votre serviteur, n’ont certainement pas le recul qu’ont les élégants plus chevronnés ; mais nous ne pouvons que constater, même à notre humble échelle, que chacun met dans sa démarche sartoriale un peu plus qu’une ambition égoïste et snob. On ne peut nier quand on s’intéresse – avec une curiosité sincère – à ce sujet, que quelque chose de saisissant, d’éblouissant et d’intensément riche se joue à chaque instant.

Nous souhaitions donc nous livrer à un petit exercice. Tâchons de mettre quelques grands concepts sur ce mouvement, de théoriser ce qui peut prétendre à l’être. Essayons d’engager des réflexions qui sont encore à mener, de synthétiser les différentes perspectives sur lesquelles ouvre une démarche sartoriale authentique. Nous ne parlons ni de faire un traité sur l’élégance, ni de disserter sur la beauté poétique d’un nœud de cravate. Ces choses-là ont été faites, et avec brio, en bien des endroits. Notre mission est autre : réussir à élaborer un système, une pensée cohérente (on dira dans un sens large une philosophie) du sartorialisme.

1ère proposition : Le sartorialisme n’est pas sa propre fin

Ce premier énoncé n’est pas une formule lancée au hasard ; car il nous semble que tout l’enjeu de la démarche sartoriale pourrait tenir en ces quelques mots. Soutenir la proposition inverse, à savoir que le sartorialisme puisse être son propre but, impliquerait beaucoup de choses que nous tenons pour erronées. La vraie quête d’élégance ne saurait être un prétexte au narcissisme, un égoïsme déguisé. Elle n’est pas non plus une fable inventée par un groupe d’individus avides de gloire, qui chercheraient à écraser les autres en cultivant leur apparence. Non, tout ceci est étranger à l’idée que nous nous faisons du sartorialisme, qui ne saurait être un nouvel avatar du culte du moi.

S’il n’est pas sa propre fin, cela veut dire qu’il tend à autre chose. Tout l’équilibre de cette éthique de vie se trouve là. Le sartorialiste n’est pas un gandin prétentieux qui se contente de montrer la finesse de ses tenues ; il est en quête d’un surcroît de beauté. Il ne s’arrête pas une fois les codes de l’élégance masculine classique assimilés. Le sartorialisme ne peut être authentique qu’à condition d’être vécu comme une invitation à aller plus loin, sans cesse. Nous n’aurons jamais fini de travailler nos manières, d’approfondir notre connaissance de l’étiquette, de faire en sorte de mettre autrui à l’aise en notre compagnie. Il y a bien sûr un plaisir pris à s’habiller convenablement, et mieux que cela. Ce plaisir vaut déjà en lui-même. Mais pour mériter l’étiquette de sartorialisme, notre jouissance initialement personnelle doit pouvoir se dépasser elle-même.

2ème proposition : La chose sartoriale est une et plurielle à la fois

Les lecteurs de Balzac auront reconnu une idée qui est développée dans le Traité de la vie élégante, et qui fournit une piste formidable pour notre réflexion. Voyez donc par vous-même. Que vaudrait la démarche sartoriale si elle ne se diversifiait pas ? Comme nous venons de le dire, la quête d’élégance classique s’élance du vêtement pour prendre ensuite de multiples directions. Le sartorialisme se tient comme concept et comme démarche parce qu’il arrive à ménager une unité au sein du divers. Reformulons. Le sartorialisme peut inclure l’œnologie, le goût de l’art, l’amour de la discussion ou encore la curiosité pour l’artisanat. Mais ces penchants existent aussi pour eux-mêmes, et tout œnologue ne se veut pas nécessairement amoureux des belles discussions. Le propre du sartorialiste est de réunir ces tendances et de chercher à leur conférer une cohérence interne. Elégants et élégantes visent à unifier ces directions intrinsèquement diverses pour en faire une synthèse cohérente.

Il faut faire ici deux remarques. Il est clair, d’une part, qu’aucun être humain n’est capable de tout connaître des sujets qui intéressent la chose sartoriale. Il ne faut pourtant pas tomber dans le travers opposé, qui consisterait à dire que le souci de couvrir tous ces sujets impliquerait de n’en avoir qu’une connaissance superficielle. Nous pensons qu’une telle disposition est étrangère à l’esprit de rigueur et d’intransigeance que suppose le vrai sartorialisme. D’autre part, nous ferons remarquer que la vitalité du sartorialisme tient pour nous dans ce rapport de la multiplicité à l’unité. Admettre que la chose sartoriale implique une curiosité fondamentale pour des domaines initialement étrangers à la seule question vestimentaire, admettre cela, c’est reconnaître que le concept même d’élégance est amené à se colorer différemment selon les parcours de chacun. N’est-ce pas là une garantie qui doit nous rassurer quant au risque d’un appauvrissement, d’un assèchement du sartorialisme comme démarche ? Chacun avec son élégance.

3ème proposition : La superficialité est un mirage

Cette quête d’élégance n’est pas un prétexte au narcissisme ; elle n’a rien de l’égoïsme déguisé. Nous pourrions dire que le sartorialisme en déficit d’authenticité est effectivement un mirage pour soi, une sorte de démonstration de mauvaise foi. Mais l’idée qui nous intéresse dans le thème du mirage, ici, se positionne plutôt dans le rapport entre soi et autrui. Certes, nous pouvons nous mentir à nous-mêmes sur nos propres intentions quand nous passons un costume le matin. Mais que nous le voulions ou non, les autres seront eux aussi amenés à s’interroger sur nos motivations intimes. Car notre démarche crée des questionnements dans le regard d’autrui, et ouvre donc sur la possibilité d’un quiproquo.

Se formera donc pour beaucoup de spectateurs du mouvement sartorial un mirage – un voile obstruant le jugement et l’écoute. La curiosité, l’envie de comprendre pourront être irritées, contrariées, freinées par une réaction instinctive de rejet et d’incompréhension. Le thème de la superficialité sera alors invoqué pour résumer notre démarche. Paradoxalement, c’est sur ce thème que nous pouvons tomber d’accord avec les détracteurs du sartorialisme. Car qu’est-ce que la superficialité, sinon une question de surface ? Mais qu’on se le tienne pour dit : il n’est point de surface sans profondeur. C’est là que se joue le mirage : nous tombons tous d’accord quand il s’agit de voir le vernis ; mais certains oublient de regarder ce qu’il recouvre -  alors que nous, nous n’envisageons pas de séparer les deux parties. La superficialité n’est pas mauvaise en elle-même. Le terme ne fait que désigner un certain niveau d’appréhension de la réalité des choses – entendons-nous ; il y a des surfaces qui cachent quelque chose de bien trop creux. Mais le sartorialisme, lui, une fois de plus, est une invitation. « Vous croyez n’apercevoir qu’une surface, mais avez-vous bien regardé ? » L’image que nous choisissons de construire en étudiant l’élégance classique fait signe vers l'identité profonde de l'individu. La tenue peut mentir, mais pas l'attitude complète.

Il est difficile aujourd’hui de faire reconnaître une valeur à la superficialité, parce qu’on a fini par refuser de comprendre ce qu’il y avait derrière ce mot. On place les vertus du côté de la gravité et du sérieux ; mais quoi de plus salvateur que la légèreté, l’insouciance ou la nonchalance ? Ces qualités n’apportent-elles pas un recul nécessaire, une distance par rapport à soi, qui empêchent de prendre ce masque insupportable de la gravité exagérée – qui trahit toujours une trop haute opinion de soi ?

4ème proposition : Le sartorialisme engage un certain rapport au monde  

Nous l’avons dit, la démarche sartoriale perd de son sens si elle n’est qu’un enfermement sur soi. Faire le choix du beau vêtement, d’une allure soignée, d’un comportement respectueux et raffiné n’est pas un acte anodin. Dans ces gestes, nous faisons advenir une certaine vision de l’autre et du monde, configurée par l’exigence. Le sartorialiste considère que rien n’est jamais dû, et s’efforce toujours de mériter les choses. C’est là l’inspiration qu’il tire de l’état de gentleman : considérer que tout est facile et acquis d’avance serait la plus grande offense qu’il puisse faire. Tout est toujours à reprendre ; le plaisir de la discussion et la capacité à s’émerveiller du beau doivent sans cesse être réinventés. N’est-ce pas là la clé de cette éthique de vie ?

La chose sartoriale implique sûrement de la précaution, de la patience, de l’attention aux détails. Le monde s’offre comme un vaste champ, paradoxalement ludique et sérieux à la fois. Tout part de l’individu, c’est certain. Mais sur le réel, l’élégant projette certaines aspirations. Et qui sait, peut-être qu’à force, il arrivera à le changer, ce réel ? Car c’est là une intuition que nous devons faire valoir : le sartorialiste n’est pas un réactionnaire. Le réactionnaire se dresse contre le changement ; il fait du refus de ce dernier une constante de son action. Il prône toujours d’emblée une vision normative et idéalisée du passé – sur la seule base que le passé est toujours plus estimable que le présent. Peu de sartorialistes authentiques se reconnaîtraient dans cette définition, selon nous : certes, on peut regretter le charme d’une époque, ses mœurs, ou les coutumes vestimentaires d’une société qui a évolué. Mais cela fait-il du passé un absolu ? Cela revient-il à dire que, depuis cet âge d’or, nous n’avons rien fait de bon ? Certainement pas. Les plus nostalgiques sont aussi capables de voir ce que le présent, notre présent, apporte de fraîcheur et d’innovation. Moins le passéisme que l’inspiration, donc.

5ème proposition : L’élégance est une quête de l’autre

L’élégant qui aspire à quelque chose d’authentique et de profond ne peut se contenter de lui-même. Nous l’avons dit, le sartorialisme est un élan vers quelque chose. Derrière ce quelque chose, nous mettons ici autrui. Le rapport du sartorialiste à l’autre est complexe et contradictoire, au moins en apparence. Bien souvent, l’autre est l’opposant, celui qui ne comprend pas la démarche et semble vouloir tout faire pour irriter le bon goût et la sensibilité de la personne en quête d’élégance. Mais cela n’empêche pas de vouloir faire advenir une autre idée de son prochain. Le sartorialisme est ainsi une quête de l’autre – une quête car cet autre n’est jamais là d’emblée. Il faut le faire advenir. C’est une ambition profonde et sincère, un engagement total : ce que je veux, c’est donner à voir mes motivations, essayer de convertir mon entourage à ces valeurs d’élégance. Il ne s’agira jamais d’imposer une tenue, une manière d’être à d’autres personnes. Ce que nous appelons quête de l’autre n’est pas un écrasement de l’altérité, ce n’est pas une tentative d’abolir la différence pour répandre le même partout où nous allons. L’idée est tout autre : il s’agit de faire appel en autrui à ce qui nous paraît pouvoir être voulu de tous. Le sartorialisme – que nous concevons en partie comme un héritage de l’éthique du gentleman – se fonde sur certains éléments basiques, tels que la politesse, l’attention à notre entourage, le goût des convenances, le respect infini envers son prochain ; il ouvre sur la tolérance et le désintéressement. Refuser cela, n’est-ce pas refuser l’idée même d’humanité ?

La possibilité que cette vision ne s’actualise jamais ne peut en rien influer sur notre volonté d’essayer de la faire advenir malgré tout. La vraie élégance moderne ne consiste pas à souhaiter ce qui est facile. Elle suppose sa part d’initiation et d’éducation, ce qui est déjà un effort à fournir. Elle demande ensuite une indéniable persévérance, sans laquelle sa flamme s’éteindrait. Elle ne doit, en tout cas, jamais être brandie comme un concept creux et commercial.

Elle doit s’incarner.

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