L'ère de la nouvelle sobriété

Hugo JACOMET
22/2/2017
L'ère de la nouvelle sobriété

Nous avons le plaisir d'inaugurer aujourd'hui une nouvelle (et longue) série d'articles sur Parisian Gentleman rédigée par un contributeur-invité exceptionnel. Il s'agit de Wei Koh, le fondateur du célèbre magazine "Revolution" dédié à l'horlogerie haut de gamme et du non moins célèbre "The Rake", le magazine de référence dédié à l'élégance masculine classique.

Ce nouveau partenariat éditorial entre The Rake et PG permettra à nos lecteurs non-anglophones de profiter, à chaque livraison du magazine, d'un article écrit par Wei, publié en langue anglaise dans le magazine papier et traduit par nos soins en français et en italien.

Ce premier article est extrait du 50ème numéro de "The Rake" et annonce l'arrivée d'une nouvelle ère dans le monde du "sartorialisme" : celle de la nouvelle sobriété.Bienvenue à Wei Koh dans les colonnes de Parisian Gentleman.

Hugo Jacomet

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La Nouvelle Sobriété

Par Wei Koh

Photographies Sidney Teo, Stylisme Marie Lee

The Rake est heureux d'annoncer l'arrivée d'une nouvelle ère dans le monde des sartorialistes, les passionnés d'élégance classique. Les "paons" (peacocks, ndt), sont clairement en voie d'extinction (la version humaine, pas animale) et semblent devoir être remplacés par une nouvelle génération d'élégants à la recherche de pureté, de retenue, de simplicité et de caractère. Ce mouvement qui s'amplifie de jour en jour pourrait être intitulé "la nouvelle sobriété" et semble préfigurer un nouvel âge d'or pour le style masculin.

À chaque fois que je suis invité à une partie de chasse en Angleterre, je suis embarrassé pour y répondre favorablement.

D'un coté je reconnais qu'il s'agit, la plupart du temps, d'un geste sincère d'amitié et d'une pratique traditionnelle importante dans le petit monde de l'aristocratie britannique. En outre, j'avoue que j'adorerais porter les drôles de pantalons qui sont de mise pour ces événement so British. Mais d'un autre côté, je n'aime pas les armes à feu, je n'ai pas la moindre envie de tirer sur quoi que ce soit et encore moins de supprimer un être vivant. Le simple fait d'y penser fait d'ailleurs naître en moi un sentiment puissant de culpabilité et de peine. Sérieusement, qu'est-ce que cette pauvre bécasse m'a fait pour que je m'arroge le droit d'accélérer son départ vers son prochain cycle de réincarnation karmique ?

Il existe, néanmoins, en ce qui me concerne, une exception à la règle : une créature que je trouve si repoussante qu'elle me donne clairement des envies d'homicide ou, dans ce cas, d'abattage de volaille : le paon mâle. Je me rappelle d'ailleurs très bien de ma première rencontre avec cette créature aussi stupide que ridicule. C'était à Copenhague dans le Parc Tivoli, le plus ancien parc d'attractions en Europe où je séjournais, en compagnie de mon épouse, dans le très bel hôtel Nimb dans une chambre avec une vue imprenable... sur l'enclos des paons.

J'ignore pourquoi, mais le réceptionniste avait oublié de nous prévenir que notre séjour coïncidait exactement avec la période d'accouplement des paons, une période durant laquelle le mâle émet, en permanence, des petits hurlements stridents et assourdissants transformant un séjour a priori reposant, en une expérience sonore parmi les plus stressantes sur Terre. Et le pire c'est que durant cette période de reproduction, le mâle ne connait aucun répit et hurle jour et nuit afin de tenter d'attirer l'attention de la femelle avec laquelle il veut s'accoupler. Cette créature est si stupide, si insipide et si dénuée de matière grise qu'il lui arrive même, parfois, d'attaquer son propre reflet dans la portière d'une voiture pour ne pas qu'un concurrent lui vole les faveurs de la femelle sus-mentionnée. Toute la sainte journée il se pavane, fait la roue et semble particulièrement satisfait de son plumage tellement multicolore qu'il en donnerait presque la nausée...

L'année dernière, le réalisateur Aaron Christian a produit un documentaire sur les rituels de reproduction d'une autre espèce de paons, mais cette fois-ci humains. Un rassemblement désopilant, prétentieux, vaniteux et coloré à l'extrême durant lequel des dandys auto-proclamés, des oisifs et des flâneurs en tout genre se réunissent à l'occasion du plus vieux salon professionnel consacré au style masculin au monde : le Pitti Uomo à Florence.

Leur but, tel qu'expliqué dans le film "The Life of Pitti Peacocks", est apparemment de se livrer à une compétition de chaos chromatique en se pavanant dans des tenues extravagantes afin d'attirer l'attention de centaines de photographes qui se pressent pour les photographier et pour poster le résultat de leur chasse sur les réseaux sociaux. Leur méthode pour attirer, à coup sûr, l'attention consiste souvent à combiner des motifs sur-dimensionnés (pied de poule et Prince de Galles) avec une orgie de couleurs si voyantes qu'on dirait qu'un arc-en-ciel s'est littéralement suicidé sur eux.

Durant ce rassemblement tout est, à dessein, exagéré et exubérant : les hommes portent tellement d'accessoires que lorsqu'ils bougent ils tintent à la manière d'une jeune mariée portant l'intégralité des bijoux de sa dote. Ils portent des épingles de col, des pinces à cravate, des épingles de revers, des chaines de revers, des gilets, des chaines à gousset, des revers sur-dimensionnés, des cols de chemise ouverts à l'extrême (extreme cut-away, ndt), des cols de chemise boutonnés (button-down, ndt) portés déboutonnés, une avalanche de bracelets, des lunettes de soleil, des foulards en soie, des pochettes en soie, des écharpes portées par dessus d'autres écharpes... Et pourtant, pour une raison que j'ignore encore, personne ne semble être en mesure, au Pitti, de s'acheter des chaussettes ou de porter des pantalons qui couvrent les chevilles.

Pour ceux qui travaillent vraiment au Pitti, être les témoins visuels de cette procession incessante qui se répand, en temps réel, sur les réseaux sociaux, c'est comme avoir l'impression d'avoir été plongé dans un bain de céréales sucrées pour gamins ou d'être au milieu d'un gigantesque magasin de pantalons de clowns.

Dieu merci, le film de Christian résonne aujourd'hui comme le requiem des excès stylistiques de ces quinze dernières années et semble annoncer l'arrivée de l'âge de la nouvelle sobriété où l'élégance se définira désormais par un style épuré et simple en contraste direct avec ce qui précède.

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Il s'agit en réalité d'une révolution qui touche déjà tous les aspects de l'industrie du luxe, telle que nous la connaissons aujourd'hui.

Lors d'un déjeuner récent dans l'extraordinaire restaurant Fera de Simon Rogan à Londres, Jason Basmajian, le Directeur de la Création de Cerruti (et auparavant de Gieves & Hawkes) nous confiait :

"Cette idée d'une nouvelle simplicité exprimant quelque chose d'essentiel et d'authentique concerne tous les domaines, depuis la nourriture que nous mangeons jusqu'aux hôtels où nous dormons en passant par les vêtements que nous portons. Mais ne vous méprenez pas sur mes propos : simple ne veut en aucun cas dire moins créatif. C'est en réalité plutôt l'inverse. Nous vivons en effet l'une des périodes les plus excitantes de l'histoire en matière de style masculin, une période durant laquelle les codes sont redéfinis afin d'arriver à un équilibre inédit entre le style et l'utilité avec, en arrière plan, des principes de retenue et de pureté. Prenons un exemple : si un chef cuisinier s'efforce de dénicher les meilleurs produits possibles sur la marché, pourquoi irait-il les déguiser avec une multitude de sauces ? C'est la même chose en matière de style masculin : si nous trouvons (ou produisons) les plus belles matières possibles, et si nous coupons nos vêtements d'une manière incroyablement flatteuse pour la silhouette, pourquoi aurions-nous besoin de distraire le regard par l'ajout d'accessoires et d'ornements inutiles ?"

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Alessandro Sartori, le Directeur Artistique du Groupe Zegna, propose une analyse similaire :

"L'une des raisons pour laquelle j'étais si enthousiaste à l'idée de revenir chez Zegna, c'est que nous possédons nos propres filatures. Et plus le monde du style masculin haut de gamme progressera, plus l'accent sera mis sur le raffinement et les performances techniques des matières utilisées. Dans ce domaine, Zegna est capable de repousser les limites plus que quiconque sur ce marché. Je suis intimement convaincu que les hommes se dirigent en effet, petit à petit, vers plus de retenue et de simplicité, mais aussi vers des matières plus qualitatives et des finitions plus sophistiquées sur les tissus afin d'aboutir à une élégance distinguée mais aussi plus confortable. J'accueille cette petite révolution avec beaucoup d'optimisme car elle va nous inciter à faire encore mieux dans tous les domaines."

Chris Modoo, le Directeur de la Création de Chester Barrie et l'un des historiens les plus pointus en matière de style masculin renchérit :

"Il existe un précédent à ce phénomène : quand Beau Brummell réinventa le style vestimentaire de l'homme avec des tenues plus épurées, des couleurs plus discrètes mais des coupes toujours parfaites. Avant Brummell, les hommes à la cour d'Angleterre ne portaient que des copies criardes des vêtements portés dans les autres cours européennes. C'est donc lui qui fut à l'origine de l'ère du dandy de la Régence et qui rendit célèbre le style masculin britannique. J'aime d'ailleurs à penser que nous avons su maintenir depuis notre position dominante, car personne ne sait produire de beaux vêtements discrets (understated, ndt) comme nous savons encore le faire en Angleterre."

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L'une des figures les plus emblématiques de cette vision épurée et discrète de l'élégance fut, sans aucun doute, l'immense Cary Grant qui, les années passant, devint un véritable maître dans l'art du "monochrome" et passa du statut de légende du cinéma à celle de légende de l'élégance masculine.

Edward Sexton, incontestablement l'une des légendes vivantes du tailoring britannique déclare :

"J'adore la façon dont Grant était toujours impeccablement mais aussi très simplement vêtu. Son style témoignait à la fois d'une grande force de caractère et d'un grand sens de l'humilité".

Cary Grant déclarait en 1962 au magazine "The Week" :

"On me demande souvent des conseils ou des opinions en matière de vêtements, et je m'efforce toujours de répondre du mieux que je peux, mais c'est assez difficile pour moi car je ne me considère en aucun cas comme une autorité en la matière. Il m'est en effet arrivé de nombreuses fois, durant ma carrière, d'être élu "homme le mieux habillé de l'année", mais je n'ai jamais vraiment compris pourquoi. Ces distinctions m'ont toujours étonné car, d'une part, je ne pense pas être particulièrement bien habillé et, d'autre part, je n'ai jamais fait d'effort particulier pour acheter des vêtements pouvant être considérés comme spéciaux ou à la mode. J'ai acheté des dizaines de costumes durant toutes ces années, et ils ont tous, à mon sens, un point commun : ils sont tous dans la moyenne de la mode ("they are in the middle of fashion", ndt). Je veux dire par là que je ne les ai jamais acheté dans le but d'être particulièrement dans l'air du temps ni dans le but d'être trop classique ou trop conservateur. En d'autres termes, les revers de mes costumes n'ont jamais été trop larges ni trop étroits, mes pantalons jamais trop serrés ni trop amples et mes manteaux jamais trop longs ni trop courts. Il m'est cependant arrivé de porter des tenues particulièrement sophistiquées en termes de style, mais c'était toujours uniquement dans le but de m'identifier aux personnages que je jouais dans certains films. En dehors de ces occasions spéciales, la simplicité a toujours été, pour moi, l'essence du bon goût".

Et Modoo d'ajouter :

"Ne trouvez vous pas génial que l'un des hommes ayant été considéré comme l'un des plus élégants de tous les temps fasse preuve d'autant d'humilité à la fois dans la façon de se décrire lui-même et dans la façon de se vêtir. La première étape vers le vrai style ne consisterait-elle pas justement à ne pas chercher à prouver quoi que ce soit aux autres mais plutôt à soi-même ?"

Si vous comparez cela à la façon dont certains hommes s'habillent et se comportent au Pitti Uomo, cela semble prouver qu'il existe un véritable lien entre l'apparence externe et le contenu interne.Heureusement, tout semble aujourd'hui indiquer que nous entrons dans une ère d'élégance discrète, retenue et intelligente.

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"Si vous y réfléchissez bien, le monde ne s'est réintéressé à l'élégance classique que depuis le début des années 2000" dit Modoo. "Bien sûr, les hommes ont commis des erreurs sur le chemin, car l'erreur est humaine. Mais c'est le propre de l'homme de toujours apprendre de ses erreurs et d'être capable de se réinventer. Et les dix prochaines années sont vraiment prometteuses dans le domaine. A titre personnel, je pense que nous entrons dans un nouvel âge d'or du style masculin".

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  • Photo d'ouverture : Costume bespoke Chittleborough & Morgan, chemise Chester Barrie, cravate Arnys.
  • Photo 1 : Costume et chemise New & Lingwood, cravate Turnbull & Asser.
  • Photo 2 : Costume Thom Sweeney, chemise Turnbull & Asser, cravate Polo Ralph Lauren.
  • Photos 3 et 4 : Costume Cifonelli, chemise Thom Sweeney, cravate Chester Barrie.
  • Photo 5 :  Veste sport Thom Sweeney, chemise Emma Willis, pantalon Berluti, cravate Rubinacci.
  • Photo 6 : Costume Cifonelli, chemise Emma Willis, cravate Charvet.
  • Photo 7 : Costume bespoke Kent, Haste and Lachter, chemise Drake's, cravate Ralph Lauren Purple Label.

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Magazine en ligne : therake.com

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