La science du vêtement

Léon LUCHART
27/10/2023
La science du vêtement

Avouons-le, s'éduquer sur la question du costume, et plus généralement de l'habillement, peut être grisant. Accumulant les leçons et les points de connaissance, vous finissez par avoir le sentiment que vous conférez un surcroît de sens et de beauté à votre vie en fonction du vêtement que vous vous choisissez le matin. Et cela vous satisfait. Car vous vous regardez, et votre tenue vous paraît dire quelque chose de vous. Pas seulement parce que vous vous reconnaissez en elle ; peut-être aussi parce qu'elle correspond à votre façon particulière de comprendre les règles d'harmonisation des tissus, des coupes et des accessoires. Par ailleurs, vous avez la technique, le coup d'oeil - sûrement y a-t-il en cela un plaisir infini à rejouer chaque matin le jeu du dépareillé, sorte de thème et variations sur une garde-robe.

Mais dans cet apprentissage de l'apparence, j'oublie un moment essentiel: celui où vous vous surprenez à déchiffrer les tenues d'autrui. Auparavant, vous regardiez sans grande attention les vêtements des gens que vous croisiez ou fréquentiez. En revanche, une fois passées les premières étapes de votre périple sartorial, vous vous rendez compte que les éléments d'une tenue parlent. Chaque pièce dit quelque chose de son porteur, que ce soit par sa nature propre, ou par la place qu'elle occupe au sein de l'ensemble composé. La tenue qui s'offre à votre regard, celle de vos voisins, vos amis, vos collègues, vous apparaît alors peu à peu comme une source d'informations que vous n'aviez jamais pris le temps de sonder - et qui parfois pourra vous résister. On accède à l'Autre par le vêtement ; ce qu'il porte est donc la première énigme, celle que l'on devrait chercher à résoudre avant de se pencher sur toutes les autres - et si cette idée vous paraît saugrenue, je vous invite à redécouvrir notre article de la semaine dernière, écrit par Agathe Vieillard-Baron.

Une question d'ordre social ?

Cette expérience, bien d'autres l'ont décrite avant moi. Et notamment des romanciers du XIXème siècle. Un trait revient souvent dans l'histoire et dans la littérature de cette époque : la société française post-révolutionnaire est en mouvement perpétuel. Le pays connaît une impressionnante alternance de régimes politiques, républicains, impériaux, monarchiques, ainsi que des évolutions scientifiques et intellectuelles de premier ordre. Napoléon, par son parcours, a donné naissance à un mythe : là où, pour faire court, sous l'Ancien Régime, les possibilités de sortir de son rang pour atteindre le pouvoir et la fortune étaient restreintes, désormais, tout semble possible. Chacun peut devenir ce qu'il veut, s'il s'en donne les moyens, et s'il est suffisamment habile. Les catégories sociales évoluent avec la société : l'importance de l'aristocratie diminue progressivement, laissant la place à une bourgeoisie en pleine explosion. Dans tout cela, le vêtement apparaît comme un outil. Puisque les frontières entre les groupes sociaux sont plus poreuses qu'auparavant, il suffit de faire illusion pour entrer dans un environnement qui vous était au départ fermé. Or, pour faire illusion, vous aurez besoin des manières, des codes, et donc, du costume.

C'est bien sûr une façon schématique de résumer les choses. Nous ne disons pas que de facto, sous l'Ancien Régime, tout était immobile. Ni qu'à partir de la Révolution, tout le monde se met soudainement à faire l'expérience d'une réalité sociale totalement malléable. Mais il y a quelque chose de ces deux idées, au moins dans l'esprit des romanciers de l'époque – et des lecteurs. Julien Sorel, Lucien de Rubempré, Rastignac, Bel-Ami... Vous connaissez la liste. Le héros du Rouge et le noir est grisé par le fait de porter lors d'une parade militaire une tenue d'apparat, mais passe aussi bien la tenue du précepteur que celle du séminariste. Le vêtement est un outil pour parvenir à une fin – ou parvenir tout court d'ailleurs.

L'homme hiéroglyphe

Ajoutez à cela le fait que le XIXème siècle est aussi le moment d'une prise de conscience que l'espace urbain se densifie démographiquement, et que, dans la masse – cette condition d'existence qui commence à définir la société moderne–, on peut rester absolument anonyme. Fasciné par ce champ de réflexion, et soucieux de prendre en charge les évolutions de la société, Balzac a ainsi entrepris de jeter les fondations d'une science liée au vêtement. Son postulat était simple : le vêtement est une langue, toute tenue peut donc être déchiffrée. Le contexte que nous venons de résumer vous donne une idée de l'importance d'une telle science : avoir le coup d'oeil, dans une société où toutes les apparences sont si mouvantes et trompeuses, c'est se prémunir de mauvaises rencontres ; c'est se donner des armes pour affronter le corps social en individu averti, sans quoi l'on se laisse dévorer. Cette science – à mi-chemin entre idée sérieuse et chimère intellectuelle – se serait appelée la vestignomonie :

"Pourquoi la toilette serait-elle donc toujours le plus éloquent des styles, si elle n’était pas réellement tout l’homme, l’homme avec ses opinions politiques, l’homme avec le texte de son existence, l’homme hiéroglyphe ? [...] Quoique, maintenant, nous soyons à peu près tous habillés de la même manière, il est facile à l’observateur de retrouver dans une foule, au sein d’une assemblée, au théâtre, à la promenade, l’homme du Marais, du faubourg Saint-Germain, du pays Latin, de la Chaussée-d’Antin ; le prolétaire, le propriétaire, le consommateur et le producteur, l’avocat et le militaire, l’homme qui parle et l’homme qui agit. Les intendants de nos armées ne reconnaissent pas les uniformes de nos régiments avec plus de promptitude que le physiologiste ne distingue les livrées imposées à l’homme par le luxe, le travail ou la misère. Dressez là un porte-manteau, mettez-y des habits !… Bien ! Pour peu que vous ne vous soyez pas promené comme un sot qui ne sait rien voir, vous devinerez le bureaucrate à cette flétrissure des manches, à cette large raie horizontale imprimée dans le dos par la chaise sur laquelle il s’appuie si souvent en pinçant sa prise de tabac ou en se reposant des fatigues de la fainéantise. Vous admirerez l’homme d’affaires dans l’enflure de la poche aux carnets ; le flâneur, dans la dislocation des goussets, où il met souvent ses mains ; le boutiquier, dans l’ouverture extraordinaire des poches, qui bâillent toujours, comme pour se plaindre d’être privées de leurs paquets habituels. Enfin, un collet plus ou moins propre, poudré, pommadé, usé ; des boutonnières plus ou moins flétries ; une basque pendante, la fermeté d’un bougran neuf, sont les diagnostics infaillibles des professions, des mœurs ou des habitudes. Voilà l’habit frais du dandy, l’elbeuf du rentier, la redingote courte du courtier marron, le frac à boutons d’or sablé du Lyonnais arriéré, ou le spencer crasseux d’un avare." (Extrait du Traité de la Vie élégante. Le texte complet est disponible sur Wikisource, mais nous vous invitons à faire l'acquisition d'un Balzac à feuilleter)

Chaque jour, nous parlons, nous faisons des gestes, nous nous habillons. On ne saurait trop le rappeler, s'habiller relève d'un acte de langage : il est préférable d'en être averti, et ainsi d'adapter son rapport au vêtement. Après tout, il ne serait pas à votre avantage de trop en dire.

Quant à la vestignomonie, ce vestige du XIXème, nous pouvons dire qu'elle n'était sûrement pas vouée à aller très loin. Pourtant, nous constatons que, comme Balzac, le fait de se documenter sur les vêtements - leurs origines, leur fabrication, leurs variations - donne quelques clés pour comprendre les personnes qui nous entourent, ou dont nous ne faisons que croiser la route. Sans doute était-il vain et trop ambitieux de chercher à établir une science exacte ; mais après tout, cela ne coûte rien de penser à Balzac la prochaine fois qu'une tenue attirera votre œil. Et qui sait, peut-être que des Lucien de Rubempré font partie de nos lecteurs ?