Frédéric Costa et les chemises : le plaisir de la démesure

Léon LUCHART
10/6/2024
Frédéric Costa et les chemises : le plaisir de la démesure

Chers lecteurs,

Comme j'ai pu le dire dans un précédent article, c'est avec les chemises que j'ai vraiment entamé la constitution de ma garde-robe (si l'on met de côté les souliers).

Acquérir une belle chemise est une étape essentielle dans la découverte du vestiaire classique. L'expérience se joue à plusieurs niveaux : il y a la prise de conscience du confort bien sûr, de la durabilité, mais aussi et surtout de l'allure. N'importe qui peut d'ailleurs être sensible à ce dernier aspect : une chemise à la coupe racée s'adresse à tout le monde, même à ceux qui la porteront sans costume.

Partant de ce constat, nous avons deux options majeures : d'une part, le prêt-à-porter, d'autre part, le sur-mesure (de la demi-mesure la plus élémentaire à la grande mesure). Pour ma part, je n’achète plus que rarement mes chemises en prêt-à-porter. Je n’y trouve pas satisfaction car ma morphologie se situe quelque part entre deux tailles, et réclame en général un ensemble de retouches au résultat peu satisfaisant. Bien souvent, je m'oriente donc vers la demi-mesure.

Justement, pour ce qui touche à la demi-mesure, force est de constater que le marché sartorial croule sous les offres de chemises de qualité, et a déjà été largement analysé par PG et nos confrères. Plus utiles seront sans doute alors les récits qui vous font part de l'expérience consistant à passer commande d'une chemise sur-mesure.

Voilà ce dont j’aimerais prendre le temps aujourd’hui, dans cet article. Et pour ce faire, nous avons rendez-vous au 45 rue d'Amsterdam, à Paris, chez Frédéric Costa.

Plantons le décor

Frédéric Costa est passionné par son métier, c’est le moins que l’on puisse dire. Et sa passion, il l’a versée avec intelligence dans la marque qu’il a fondée.

Sa boutique constitue un monde à part. Un monde où même le geek de la chose sartoriale pourra être déstabilisé, tant la configuration du projet est illimitée. Ainsi, au lieu de sélectionner un par un des paramètres au nombre restreint, le projet va prendre forme dans un dialogue vivant, où même les demandes les plus pointues et spécifiques pourront être ajoutées en cours de route. Entre choisir quelques options qui se comptent sur les doigts de la main, et pouvoir configurer tout ce qui nous chante, de manière organique, il y a un fossé. Un fossé que Frédéric permet de franchir. Cette souplesse de configuration est appréciable, elle procure un sentiment de liberté assez rare.

Mais la marque ne s’adresse pas seulement aux geeks. D’ailleurs, je ne considère pas en être un – beaucoup sont meilleurs techniciens que moi sur la question de la chemise. Et la force de Frédéric est justement de savoir orienter la réflexion et le projet en fonction de la culture du client. À ceux qui sont moins expérimentés, il expliquera la cohérence qu’il y a à prendre tel tissu au vu de tel mode de vie, de choisir tel type de triplure plutôt que tel autre. Il pourra nous dissuader de courir après certains critères qui sont en définitive assez superficiels – et qui ne devraient pas guider l’achat. Bref, il proposera un accompagnement poussé et approfondi – tout en déchargeant mentalement le client qui veut se laisser guider. Frédéric sait comment la chemise est faite, il connaît ses ateliers sur le bout des doigts et sait vous détailler les myriades de possibilités qui s’offrent à vous au moment de dresser les grandes lignes du projet de confection. Mais il aura aussi la simplicité de vous dire : « faites-moi confiance, je sais ce qu’il vous faut ».

La chemise

L’idée que nous nous faisons de l’histoire du vêtement comporte souvent une part de fantasme et d’exagération.

Cela ne nous interdit pourtant pas d’assumer ce paradoxe, et d’essayer – avec bon goût toutefois – de rendre hommage à une tendance vestimentaire, ou un style qui nous est cher. L’essentiel est de ne pas tomber dans le déguisement.

Avec ce projet de chemise, j’avais envie de proposer mon interprétation de ce qui fait une belle chemise classique. L’idée était simple : je voulais une rayure bicolore. Ma vision d’un certain flair british vintage. Avec une note business en même temps (excusez tous ces anglicismes), puisque j’ai opté comme vous le verrez pour un col et des poignets contrastés. Venaient ensuite des décisions plus locales : un col généreux, pas de poche poitrine, des poignets mousquetaires arrondis, une gorge simple. Comme je vous le disais, Frédéric est là pour vous adresser ses recommandations et s’assurer que le projet reste cohérent.

Mon choix s’est porté sur un tissu Canclini. Plus exactement, une popeline de coton 160/2 (lisez « 160 à deux »). 160 correspond à la taille du fil : plus la valeur monte, plus on gagne en finesse. 2 correspond à une construction en « double-retors ». Le tissu, pour le dire plus simplement, est lisse, fin et donc doux, mais aussi plus froissable. Il réclamera un entretien soigneux.

Venait ensuite la part de magie, ce supplément d’âme que propose la maison et qui a consisté dans mon cas notamment dans trois points.

D’abord, le choix de boutons spéciaux, issus de la marque Keaton. Afin d'approfondir cette idée d’une chemise d’inspiration vintage, j’ai suivi la suggestion de Frédéric en optant pour la nacre d'un coquillage australien (qui est taillé à l'intérieur, et dont le dessous est laissé beige pour donner un reflet naturel plein de charme).

Ensuite, le col. Avec 150 formes différentes, et 9 niveaux de rigidité (ou de souplesse, selon le sens dans lequel vous prenez la liste), cette pièce de la chemise se voit accorder une attention particulière. Vous aurez soin d’indiquer le type de voile que vous souhaitez, mais aussi quel comportement et quelle morphologie vous séduisent le plus : car un col peut être élancé, provocateur, doux ou même impassible, vous en conviendrez. Les ateliers de la maison feront en sorte que la construction du col suive vos préférences et confère de la vie à cette pièce de tissu qui tire notamment son charme de la qualité de sa triplure. Pour des raisons qui touchent là encore au goût du vintage, j’ai opté pour un col qui ne trahit en rien les codes sartoriaux : long (9cm) et relativement haut (4cm).  

Puis le bouquet final : un ensemble de prestations spéciales facultatives, réalisées à la main en atelier. Au programme : des boutonnières main, une emmanchure légèrement décalée pour l'aisance, des hirondelles de renfort cousues main, des points de couture renforcés et densifiés sur l’épaule, une couture dos dite "Split Yoke", qui divise le haut du dos en deux parties pour accompagner les mouvements d'épaule et diminuer les tensions. Nous allons y revenir.

Grisé par le plaisir de concevoir la future chemise dans les moindres détails, j'en étais venu à oublier la prise de mesures. Le relevé, particulièrement efficace, est complété par l'essayage de quelques toiles – l’occasion de livrer un diagnostic complet de votre silhouette ainsi que de votre posture. Dans mon cas, je repars gâté : quelques particularités liées à un dos cambré, des épaules basses tournées vers l’avant, et un cou épais. Vous comprenez mes difficultés !  

Reste la dernière étape : attendre 4 à 5 semaines avant de recevoir votre création – car le monde de la mesure relève comme vous le savez d’une temporalité plus étirée que le reste de la mode.

Le résultat

Vous aurez l’occasion de constater la densité du tissu, ainsi que le dessin extrêmement fin et précis des rayures.

Le col est intégralement entoilé (il ne contient pas de colle et sera donc « flottant », comme une veste de costume). Cela justifie également la présence de légères fronces au niveau des pointes, détail qui ne sera pas au goût de chacun mais qui rajoute une vie et une irrégularité qui me séduisent.

La couture du col est faite à la machine : ici, elle est de 9 points au cm (le haut-de-gamme standard se situant entre 7 et 9).

Le pied de col, lui, est cousu à la main. On le voit tout de suite quand on a été habitué à une confection machine.

Evidemment, ce travail à la main relève d’un plaisir personnel et absolument facultatif. Il ne s’agit pas là nécessairement d’un gage de meilleure qualité.

Vous pourrez notamment apprécier le travail des boutonnières (lui aussi à la main, 12 minutes par boutonnière pour être exact !).

Les boutons sont cousus à la main, en patte d’oie. Notez que les diamètres choisis sont légèrement plus importants qu’ailleurs.

Viennent ensuite les manches, avec leur lot d’opérations à la main là aussi.

Notez le resserrement des points à l’aisselle…

… et l’emmanchure décalée pour le confort.

Nous avions opté pour une couture anglaise fine (2 mm), plus élégante car plus discrète, ainsi que des hirondelles cousues à la main.

Le dos, comme je le disais, est divisé par une couture centrale, avec un tissu orienté en biais pour optimiser la répartition de la tension.

Les poignets, quoique particulièrement souples, ont une belle tenue. Ils reprennent la popeline du col (elle aussi en 160/2).

Tout cela est-il bien raisonnable ?

Évidemment, acquérir une chemise sur mesure relève toujours d’un plus grand investissement qu’un achat en prêt-à-porter (qui, au demeurant, existe aussi chez Frédéric Costa). Comptez entre 250 et 280€ selon les tissus. Si vous souhaitez ajouter un grand nombre d'opérations faites à la main, et que vous prenez la formule "full hand made", présentée dans cet article, il faudra ajouter 100€. Plusieurs raisons me poussent néanmoins à dire que c’est sans doute, avec les chaussures, l’un des éléments de la garde-robe qu’il est le plus pertinent de faire à sa mesure.

Je m’en explique.

La chemise fait partie des éléments déterminants de la garde-robe : elle relève à la fois de l’intime (car le tissu sera en contact permanent avec votre peau) et de ce qui est offert à la vue de tous (un beau col confère indéniablement de la structure à une silhouette). À mon sens, une telle tension ne se joue de manière aussi radicale qu’avec les chaussures. Elle n’est déjà plus aussi marquée pour les costumes.

Ainsi, prenez une chemise trop cintrée, ou des souliers trop grands : l’enjeu n’est pas que stylistique, il y a aussi un besoin de confort et de viabilité pour le quotidien. Autant de paramètres qui vont se rappeler à vous de manière désagréable si vous les négligez trop (col serré, manches trop courtes, poitrine cintrée…). De mon côté, comme je vous le disais, je n’ai que rarement pu trouver des chemises qui me convenaient en prêt-à-porter. Le sur-mesure s’est imposé comme une nécessité, et même si cela entame ma capacité d’investissement dans des pièces plus onéreuses (vestes et manteaux notamment), je privilégie ce confort à la démultiplication d’achats.

J’ajoute un point.

Faire le choix de la demi-mesure, c’est aussi décider de soutenir des drapiers, des ateliers d’artisanat, une économie enfin, qui représente une minuscule part du marché du vêtement à l’échelle mondiale, mais qui mérite qu’on la valorise. C’est encore acheter une part d’histoire : derrière chaque main se trouve souvent un destin familial, un savoir-faire, que l’on s’approprie, à sa façon, au moment de passer commande. Dans ce projet, vous le voyez, la main est passée par là. Une main compétente, aguerrie, porteuse d’une technique. Avec son extrême précision et aussi ses irrégularités, qui lui donnent ce charme unique.

Je vous souhaite une excellente semaine.

Cheers !